Réponse au discours de réception de Thierry Maulnier

Le 20 janvier 1966

Marcel ACHARD

RÉPONSE DE M. Thierry MAULNIER

AU DISCOURS DE M. Marcel ACHARD

 

Monsieur,

Certaine phrase d’une de vos chroniques m’a beaucoup frappé. Vous parliez des coureurs Ron Clarke et Michel Jazy.

« Il n’est ni gratuit, ni inutile, ni absurde pour l’homme, disiez-vous, de ne pas se contenter d’être ce qu’il est, de chercher une limite au-delà de sa limite et, sachant qu’il ne peut être ni dieu, ni même lévrier, de pouvoir pourtant être plus que lui-même. »

Vous parliez aussi « de la perfection de l’harmonie dans l’effort, de la lutte contre la défaillance qui rétrécit le visage en larmes ».

« Seulement, ajoutiez-vous, soudain des ailes mystérieuses poussent aux talons du coureur dans le dernier tour. »

Vous êtes le seul d’entre nous, Monsieur, à qui ces ailes aient poussé, le seul qui ait préféré à Pégase ce moyen de locomotion perfectionné, le seul enfin qui ayez porté l’habit vert sur un vélodrome et qui ayez gagné un cinq mille mètres – à plusieurs secondes tout de même de Jazy.

Et quand je dis que vous avez porté l’habit vert sur la piste, ce n’est pas seulement symboliquement.

C’est en effet un maillot brodé des branches d’olivier académiques que vous avez revêtu à l’arrivée, lorsque vous vous êtes dépassé vous-même, lorsque Thierry Maulnier a été plus que Thierry Maulnier.

Vous êtes « le plus vite » d’entre nous, comme disent ces messieurs de la cendrée.

Et cependant... cependant, vous avez été accueilli dans notre Compagnie le 13 février 1964 et c’est seulement sur un ultimatum de vos parrains que vous vous êtes décidé, le 14 novembre dernier, à m’envoyer le texte de votre discours.

L’ultimatum expirait le 15, ce qui vous permettait de joindre à votre texte un billet, dans lequel vous me disiez assez drôlement : « Je vous demande de bien vouloir m’excuser pour les deux ans de retard, mais j’ai aussi vingt-quatre heures d’avance ! » Cette phrase semble indiquer que vous êtes à la fois le lièvre et la tortue.

Vous êtes paresseux, vous le dites, vous le proclamez et vous portez cette paresse, nullement comme un fardeau, plutôt comme une fleur à la boutonnière.

C’est si vrai que, sur votre épée, à côté de la chouette, emblème de l’École Normale Supérieure, du bouc, symbole du théâtre, du canard, parce que vous êtes journaliste, de la gazelle, à cause de la course à pied, vous avez fait sculpter un lézard qui symbolise, vous l’avez écrit, votre paresse.

Cette paresse est telle, Monsieur, que lorsque je vous questionnais sur votre laconisme proverbial, vous m’avez répondu : « En effet, je parle assez peu... C’est fatigant, la conversation... »

C’est peut-être pour cela que vous avez fait des chats silencieux, des « chats qui s’en vont tout seuls » de Kipling, vos compagnons ordinaires. Vous en avez levé, Monsieur, cinq ou six escouades.

Vous avez besoin de « cette noblesse féline, de ce désintéressement sans bornes, de ce savoir-vivre et de cette rêveuse paresse » sœur de la vôtre, dont parlait la grande Colette.

Cette paresse, Monsieur, dont vous vous parez, nous ne vous la reprochons pas trop.

Elle semble avoir maintenu la présence d’Henry Bordeaux dans les rangs de notre Compagnie. Grâce à vous, Henry Bordeaux ne nous quitte vraiment qu’aujourd’hui.

C’est toujours une joie pour un auteur dramatique d’accueillir un critique au seuil de notre Compagnie.

Il peut lui emprunter sa férule et son bois vert.

Vous aviez assez habilement paré le coup, en écrivant vous-même des pièces de théâtre, ce qui risquait de me paralyser.

C’est donc seulement au critique Thierry Maulnier que je m’adresserai pour critiquer votre Discours.

La question que je me posais était celle-ci : « En courant tellement vite, a-t-on le temps de bien voir ? »

La réponse est affirmative.

Monsieur, ce m’est un vrai plaisir de déclarer que j’ai jugé votre Discours – et que je l’ai jugé tout à fait remarquable.

Vous avez tracé d’Henry Bordeaux un portrait qu’il eut aimé.

Ce n’est pas à proprement parler un éloge, même dans le sens académique (c’est-à-dire un peu atténué) du terme. C’est une étude critique sérieuse, plus que pénétrante, aiguë et qui a d’autant plus de prix qu’elle est sans indulgence.

Henry Bordeaux eut aimé que justice lui fût ainsi rendue et qu’on lui eût assigné ce haut rang sans essayer de lui faire plaisir.

Vous avez raison, Monsieur, Henry Bordeaux n’eût jamais d’autre préoccupation que de faire de sa longue vie un petit moment utile de la France.

Et votre analyse de son œuvre est admirable.

Il est vrai que vous avez pris le temps de la réflexion.

Vous portez un beau nom, Monsieur, très vieille France et un peu frondeur par le prénom, très poétique par le patronyme.

Il est regrettable que ce ne soit pas le vôtre.

Mais peut-être plus regrettable encore que vous ayez cru devoir en changer.

D’abord, c’était celui d’un père exceptionnel.

M. Talagrand était un professeur célèbre, ancien élève de l’École Normale Supérieure, compagnon de Charles Péguy et de Louis Gillet ; et, malgré ces fréquentations édifiantes, mécréant endurci.

Son autre condisciple, Jérôme Tharaud, prétend que M. Talagrand père récitait à haute voix Voltaire pendant les orages.

Il fut probablement bien surpris d’apprendre, un jour de 1927, que son petit Jacques était devenu un certain Thierry Maulnier, dont on disait déjà grand bien dans de jeunes cénacles.

Vous êtes né, Monsieur, un premier octobre, jour, en ce temps-là, de la rentrée des classes.

C’était un signe du destin auquel vous n’avez pas semblé devoir obéir tout de suite.

Vous m’avez confié, en effet, que votre père – bien que professeur au Lycée d’Alès – ne vous y avait laissé suivre les cours que pendant une période très courte.

Il méprisait, en effet, les mathématiques et se désolait de vous voir perdre du temps à l’étude des chiffres.

Il vous en est resté quelque chose de gracieux et de séduisant : votre dédain de l’argent et de plusieurs contingences de cet ordre.

Votre père préférait vous garder sous la main, d’autant que votre mère, ancienne sévrienne, l’aidait à orner votre esprit.

C’est sous la direction de vos parents que vous écrivîtes, à un âge très tendre, vos premières traductions de Cicéron et que vous devîntes, selon la forte expression de votre ami André Brissaud, « un glouton de littérature ».

Cette instruction familiale vous réussit assez bien, puisque vous fûtes bachelier complet à quatorze ans.

Malheureusement, elle avait fait de vous un joli garçon timide, renfermé, « une promesse de jeune fille »...

C’est votre mère qui l’affirme.

« Quelques mois suffirent, vers la quinzième année, écrit-elle, pour faire de cette promesse de jeune fille un adolescent embarrassé de membres soudainement interminables et mué en poteau télégraphique. »

Cette description – d’une impartialité rare chez une mère – est, Dieu merci ! corrigée par la phrase suivante : « Seul est permanent le regard tourné vers la vie intérieure. Mon fils est concentré, pudique de cœur, secret, mystérieux. »

Vingt ans plus tard, Pierre Brisson, qui vous a bien connu et beaucoup aimé, confirmait la description de votre mère.

« Thierry Maulnier, assurait-il, est un produit tout à fait singulier, un composé de matière et d’esprit en proportions très inégales : une cervelle montée sur de longues jambes. Il semble inattentif au spectacle des êtres et des choses. On pourrait croire que ses lunettes forment écran et que son regard myope est tourné vers l’intérieur.

Lorsqu’on le croise au détour d’un couloir, les pouces aux échancrures des poches du pantalon, une cigarette mal roulée à la commissure des lèvres, un peu voûté, le pas traînant, une chemise à carreaux émergeant d’un veston de velours à côtes, il fait songer à quelque grand adolescent errant dans le préau d’un internat. Sa distraction, son indifférence ne sont que la contrepartie d’une intellectualité en quelque sorte fonctionnelle. »

Votre aspect physique a d’ailleurs enchanté vos camarades de Normale. Il en a même inspiré plusieurs.

Celui-ci vous dépeint « vous projetant dans l’espace, d’un pas cassé, semblable à celui d’une cheminée de tôle dans un dessin animé, dansotant votre gigue d’humour noir et promenant votre face fixe à travers des déserts d’âme en disponibilité1 ».

Cet autre vous préfère en « grand diable vêtu d’une blouse grise maculée d’encre, aux oreilles décollées et mobiles, aux cheveux ternes, à l’aspect hérissé, à l’air peu avenant2 ».

Je reconnais que votre silhouette a de quoi tenter un peintre et peut-être un caricaturiste.

Cependant, votre public d’aujourd’hui a pu constater que l’air peu avenant et la cheminée promeneuse, entre autres, étaient l’œuvre de peintres non-figuratifs.

Personnellement, je m’en accuse et je vous prie de m’en excuser, je vous avais surnommé « le plus parisien des ectoplasmes ».

J’avais trouvé la référence de ce sobriquet dans le merveilleux livre de souvenirs de votre ami de toujours, Robert Brasillach, Notre Avant-Guerre.

Ayant décidé de donner une représentation de La tragique histoire d’Hamlet, vous lui aviez, Monsieur, cédé sans discussion le principal personnage, à l’expresse condition – cela va de soi – d’interpréter le rôle du Spectre, dans lequel, paraît-il, vous ne fûtes jamais égalé.

Excellent comédien, vous ne fûtes pas toujours un bon élève.

Vous m’avez confié, avec une délicieuse franchise, que vous étiez « un peu fumiste ».

Et que, « si vous aviez obtenu un prix d’excellence en première, au Lycée de Nice, vous aviez fait une année de philo beaucoup moins brillante à Louis-le-Grand ».

Vous avez ajouté, avec une intonation dont je n’oublierai ni l’ironie, ni la drôlerie, ni l’impertinence : « Mauvaises fréquentations, peut-être ?... »

En khâgne, les deux pôles d’attraction de la classe sont le prix d’excellence et le cancre. Chacun a sa cour. Vous oscilliez, Monsieur, entre les deux.

Mais – et c’est bien là le plus étonnant – vous ne mordiez pas à la philosophie ; rebuté surtout non par l’idée, mais par la lettre ; non par la philosophie, mais par le jargon philosophique.

Vous étiez très mal noté par votre professeur de philosophie. Aussi quelles ne furent pas sa stupeur et sa déception, lorsque vous obtîntes des notes très brillantes en cette matière, au concours d’entrée de Normale Sup’.

Il ne savait pas que ces notes, vous les deviez, Monsieur, à votre noctambulisme

Il ne savait pas que, la veille, aux primes roses de l’aurore, un de ces bons esprits qui mènent, au quartier latin, une vie de bâton de chaise coupée de méditations laborieuses avait disserté, par hasard, sur le sujet même que vous alliez être appelé à traiter « Autonomie de la volonté, Dynamisme et Mécanisme chez Bergson ».

V=otre début dans les lettres se situe au Lycée Louis-le-Grand où, en collaboration avec Robert Brasillach, José Lupin, Roger Vailland, et quelques camarades, vous écrivîtes un roman parodique à la manière de Fantomas, Fulgur, qui parut dans la Tribune de l’Yonne.

« Thierry Maulnier, écrit l’un d’eux, composa d’abord des chapitres en argot, précurseurs de Louis-Ferdinand Céline, avant de décrire, dans un style imité de Hugo et de Flaubert, une grande bataille navale, où la Home Fleet anglaise était battue et dispersée par la flotte afghane. »

Vous excelliez aussi, Monsieur, dans les pastiches de Victor Hugo. Le temps qui a passé et le peu de cas que vous en faisiez ne vous en ont laissé en mémoire que des bribes. J’ai cru bon cependant de citer ces deux vers, que je trouve excellemment parodiques :

« La mouche ne sait pas pourquoi l’enfant l’écrase. »

« L’homme meurt sans savoir pourquoi. C’est effrayant. »

Et celui-ci surtout, qui insinue drôlement qu’Hugo préférait parfois la sonorité au bon sens : « L’infini, n’ayant plus de place, reculait. »

« D’une paresse immense et imperturbable, poursuit Robert Brasillach, Thierry Maulnier se montrait capable d’un travail continu qui eût semblé au-dessus des forces humaines et préparait en général ses huit auteurs grecs ou latins de la licence en quarante-huit heures, de jour et de nuit, aux prix de ruses d’Apache pour trouver de la lumière. »

Vous n’étiez pas de ceux qui s’écrient avec le poète anglais : « Je ne suis pas assez jeune pour tout savoir ! »

Vous étiez assez jeune pour savoir tout.

C’est encore Robert Brasillach qui assure : « La mémoire extraordinaire de Jacques Talagrand lui permettait de répliquer aux interrogations les plus baroques. Si on lui demandait :

– Qui a éteint quoi ?

... il savait qu’il s’agissait de l’extinction du feu sacré par Théodose en 391...

On prétend même qu’il était capable de répondre à la question :

– Qu’arriva-t-il ensuite ? »

Vos condisciples formaient une cohorte éblouissante : Simone Weil, Maurice Bardèche, Henri Queffélec, Jacques Soustelle, Roger Vailland, Maurice Merleau-Ponty, Robert Merle, Paul Gadenne, Julien Gracq...

Eh bien ! tous vous considéraient comme le meilleur esprit de leur génération.

« Dans le désordre répugnant de la thurne » – c’est encore Brasillach qui le dit – de la thurne que vous partagiez avec Maurice Bardèche, tapissée de vieux journaux, de tracts politiques et de caricatures de professeurs, ne vous avaient-ils pas vu rédiger sans désemparer, en une seule journée, cinquante-huit pages d’une écriture petite et serrée, qui obtint la note éblouissante de 18 sur 20 !

Le lendemain, comme pour vous faire les pieds et vous rafraîchir les idées, vous avez fait le tour de Paris au pas de gymnastique.

Trente-huit kilomètres cinq cents de délassement. Ce n’est pas à la portée d’un normalien moyen.

Mais la course à pied ne suffisait pas à vous délasser. Vous donnâtes bien vite dans l’acrobatie.

Avec une agilité que vous eût envié, à l’époque, Douglas Fairbanks, vous vous glissiez le long d’un réverbère et « faisiez le mur », comme un troufion de Courteline désireux de ne pas manquer le train de huit heures quarante-sept.

C’était le plus souvent votre ami Kléber Haedens qui vous servait de Croquebol.

Pourtant vos vrais divertissements étaient ailleurs.

Votre historiographe Brasillach, auquel il faut bien recourir quand on parle de vous, raconte :

« Un jour de printemps 1930, nous apprîmes que quelques étudiants qui rédigeaient le journal royaliste L’Étudiant français venaient de quitter brusquement L’Action française. Jacques Talagrand alla proposer de faire le numéro suivant, pour qu’il n’y eût pas d’interruption, dans les quarante-huit heures. Il fut rédigé tout entier dans notre thurne par Maurice Bardèche, José Lupin, lui et moi. C’est à cette occasion d’ailleurs que Jacques Talagrand prit le pseudonyme de Thierry Maulnier. »

Vos camarades éblouis vous félicitèrent d’avoir formé votre pseudonyme de Maulnier sur le nom du grand Meaulnes. Vous fûtes extrêmement surpris : vous n’y aviez jamais pensé !

Vous n’aviez que vingt et un ans. Mais qu’est-ce que ça fait quand on est jeune ?

La jeunesse est la meilleure, on peut presque dire la seule tradition de l’Université.

Dans son enthousiasme comme dans ses désordres.

Une tradition qu’on suit depuis le XVe siècle.

Alors faire à quatre un journal en quarante-huit heures, quoi de plus simple quand on a votre extraordinaire ubiquité, l’ampleur de votre culture, votre science de la formule et votre goût de la quête ?

Cette ubiquité a d’ailleurs failli vous jouer un mauvais tour, vous en êtes convenu vous-même devant vos amis des « Amitiés françaises ».

« Mon travail a sans doute été un peu disparate, admettiez-vous. Il a comporté des éléments différents : du journalisme presque quotidien au théâtre en passant par la critique littéraire, la critique politique et la critique sociale. Je ne prétends pas justifier cette sorte de dispersion, poursuiviez-vous. Elle correspond peut-être avant tout au désir que j’avais moi-même, et que je garde, de changer d’occupation de temps en temps. J’espère qu’il y avait, malgré tout, une sorte d’unité dans cette action aux formes multiples que j’ai essayé de conduire. »

Je puis vous rassurer, Monsieur. Cette unité existe, en effet.

À vingt ans, vous n’étiez pas encore ce phénomène d’intelligence, de finesse et de talents divers que nous accueillons aujourd’hui. Pourtant, un de vos camarades inconnu donnait de vous ce croqueton psychologique :

« Il ressemble à une foreuse de puits artésien. Il se plante dans une couche de connaissances avec l’impassibilité d’une tige de fer et il pompe. Une fois la poche d’eau ou de pétrole vidée, il se déplace d’une saccade et va en forer une autre. »

L’Action française et ses deux directeurs, Maurras et Léon Daudet, comprirent tout l’intérêt qu’il y avait à utiliser cette « foreuse ». Ils vous confièrent la critique littéraire.

Vous m’avez dit – et je l’ai cru – qu’étant payé à la ligne, vous dévoriez plus de livres que de beafsteaks.

Je vous vois, encombré de vos dons comme vous êtes encombré de vos bras, tant de possibilités vous gênant aux entournures.

Heureusement, le hasard fait bien les choses : il vous donna un autre exutoire.

C’est ainsi que vous assumâtes la revue de presse politique de L’Action française, tandis que le Colonel de Gaulle assurait magistralement, les choses étant ce qu’elles étaient, la critique militaire.

Mais la critique littéraire et la revue de presse politique ne suffisaient pas au fainéant que vous étiez.

Vous avez écrit, Monsieur, presque autant que saint Thomas d’Aquin.

Le monde de l’esprit paraît votre univers natal.

Vous vous sentez partout à l’aise, partout chez vous.

Et c’est Pierre Brisson qui brosse de vous ce portrait magistral :

« Personne ne sait avec plus d’art ni de sûreté situer une œuvre dans ses vraies perspectives, faire jouer comme l’ombre et la lumière les grandes notions, les antécédents, les références, les aperçus. De là ce mouvement polygraphique et cette facilité vraiment providentielle pour un journal. Sur Mauriac ou sur Robic, sur Racine ou sur la vie chère, sur Antigone ou sur les assurances sociales, sur le siècle de Descartes ou sur les malheurs de M. Queuille, à toute heure, en tout lieu et de préférence au café, il est prêt à écrire des articles de toutes dimensions, qui, tous respirent l’intelligence et marquent l’altitude de l’esprit. »

La savoureuse étude de votre directeur illustre ce paradoxe, qu’un de nos écrivains les plus féconds peut être aussi le plus fainéant (rectification) – l’un des plus fainéants.

Cette fécondité était telle qu’entre deux bâillements, vous avez estimé que vos aptitudes ne trouvaient pas dans le journalisme – même à haute dose – un débouché suffisant.

Et vous avez écrit, avec une élégante nonchalance, un précieux petit livre, La Crise est dans l’Homme.

Vous aviez vingt-trois ans !

Ce livre que vous prétendez critique me paraît bien plutôt un recueil de maximes.

Écrites en 1932, elles sont si fortement pensées et frappées qu’elles n’ont rien perdu de leur pertinence.

J’en citerai quelques-unes, au hasard. Celle-ci, qui est une profession de foi :

« Penser, écrire, c’est le premier moyen que l’on ait de combattre, le premier, le seul. »

Ce moyen, vous l’avez utilisé jusqu’à la maîtrise, jusqu’à l’erreur. Maurice Genevoix, ici même, lorsque le Grand Prix de Littérature vous fut attribué par notre Compagnie, disait avec pénétration :

« Thierry Maulnier est un excellent journaliste d’opinion, avec le souci d’une information complète, une bonne foi constamment perceptible que rien ne saurait limiter ni gauchir ; mais, en revanche, une fois atteinte la conviction, une façon de la formuler, de la défendre, de la faire partager où se rejoignent l’intelligence et la fermeté du cœur. »

Cette fermeté de cœur, j’en trouve la preuve dans deux maximes lapidaires : « Les raisons de vivre étant trouvées, les raisons de mourir n’étaient pas loin. »

Et dans : « L’homme n’est pas la grande idée de notre temps, parce qu’il est la grande idée de tous les temps. Ne s’attacher qu’à l’homme, prendre garde de ne sauver de l’homme que l’essentiel, voilà les deux principes sur lesquels une littérature est possible. »

Et c’est encore une profession de foi à laquelle je souscris que cette autre : « Toute littérature qui se fonde sur une conscience de classe passe à côté de la conscience. »

Mais c’est le journaliste que vous étiez plutôt que le critique que vous alliez devenir, qui écrivait : « On ne produit plus pour consommer, on consomme pour produire. »

Ou encore : « En échange de ce Paradis étincelant et froid comme un acier, Hoover ici, Staline là, ne nous demandent que nous-mêmes. En vérité, c’est trop. »

Vous n’avez, Monsieur, réellement abordé la critique que dans votre éblouissante Lecture de Phèdre.

La critique est votre vraie vocation.

Les Talagrand l’ont dans le sang. Vous avez un frère Procureur de la République – et procureur lui aussi redouté.

Nous vivons une belle époque pour un auteur : celle où les critiques s’entre-déchirent.

Il y a en ce moment, dans le royaume de Sainte-Beuve, une querelle qui enchante les créateurs et qui n’est pas seulement une querelle de générations comme il est normal, mais une querelle de doctrines, qui porte sur la manière de lire et d’écouter.

Il n’y a malheureusement pas encore déclaration de guerre, mais comme le constate Robert Kanters « une certaine activité de patrouilles, des échanges d’insinuations plus ou moins malveillantes entre les deux camps, que l’on peut nommer celui de la critique universitaire et celui de la nouvelle critique ».

La critique universitaire, à laquelle vous avez le bonheur d’appartenir tant par votre formation et par vos connaissances que par votre enthousiasme, entend juger sur pièces, apprécier, s’approprier, prendre intellectuellement possession d’un texte et faire de la critique une œuvre d’art.

La nouvelle critique, celle née de l’occupation, dont le précurseur et le maître fut Alain Laubreaux, se contente d’affirmer, de trancher souverainement, de donner, aussi brièvement que possible, l’opinion, en général défavorable, que le critique veut bien condescendre à avoir de l’auteur.

Sa mauvaise grâce a des lettres de noblesse. Montesquieu, qui n’était pas seulement critique, déclarait (je cite cette phrase de mémoire pour m’en être fait un noble pense-bête) : « Un auteur est un homme qui, non content d’avoir ennuyé les gens de son époque se propose encore d’embêter la postérité. »

Il faut en prendre son parti : la critique suit l’effritement des autres valeurs. François Mauriac a dit superbement : « Chaque époque a la peinture qu’elle mérite. »

Nous avons, constatons-le honnêtement, la critique que nous méritons.

Les derniers bastions du bon sens, du talent, de la loyauté et de l’honnêteté morale sont les feuilletons.

Ailleurs, s’autorisant de la paresse du lecteur, qui demande à être informé vite et du peu de place qui leur est octroyée, les critiques, par de brèves notices, presque toujours malveillantes, le préviennent qu’il n’ait pas à mettre le nez dans tel livre, ni le pied dans tel théâtre.

Samuel Johnson disait déjà : « Un critique a le devoir de s’égaler à celui qu’il juge. »

C’est ainsi que, pour le temps de sa notule, n’importe quel aristarque est l’égal de Shakespeare.

C’est peut-être pour cette raison qu’il y a tant de critiques – et de plus en plus – et de moins en moins de créateurs.

Car il est en effet bien agréable de pouvoir être, même momentanément, l’égal de Shakespeare, sans s’exténuer à écrire Hamlet, Macbeth, Romeo, Le Roi Lear, Othello ou même Le Marchand de Venise.

Il fut un temps, sous la Troisième République, où la critique était à peu près unanime dans le blâme ou dans l’éloge.

Et le public savait à quoi s’en tenir.

En ce temps-là, la courtoisie était la règle.

Un critique illustre alors et bien oublié depuis (comme, hélas ! la plupart de ceux qui exercent ce difficile métier) Ernest La Jeunesse, écrivait son article au café, comme vous le faites vous-même.

Il peinait, suait et soufflait sur son papier.

Sacha Guitry, qui connaissait sa facilité légendaire, lui demanda :

– Mais pourquoi, mon cher La Jeunesse, tant de ratures, de repentirs, de phrases dans les marges ?

– C’est que, répondit La Jeunesse, je fais un article sur l’exécrable pièce d’un ami et j’aimerais qu’il fût illisible...

Et Sacha Guitry ajoutait :

– Le lendemain, j’essayais de lire sa critique : il avait réussi, le journal m’est tombé des mains...

Nous vivons à l’époque du « C’est sublime ! » et du « C’est idiot ! » L’ennuyeux, c’est qu’ils sont proférés en même temps sur le même sujet.

Mais en étant divisés sur une œuvre, les critiques ignorent que leurs désaccords font que l’artiste se trouve en accord avec lui-même.

La bête noire de ces critiques-là, c’est la clarté. Ils bouderont toujours une œuvre, quelle qu’elle soit, qu’ils comprennent tout de suite.

Vive l’amateur et vive l’obscur !

Car l’amateur a besoin de conseils et l’obscur, d’éclaircissements.

Une œuvre claire ne permet pas d’épiloguer. Un tableau de Renoir, une phrase de Barrès, une réplique de Becque sont évidents. Ils se passent de commentaires.

Tout sublimes qu’ils soient, Picasso, Mallarmé, Tchékhov permettent les développements, les synthèses, les analyses, les raisonnements, les comparaisons, les argumentations, les inférences, les déductions, les objections, les paradoxes, les chicanes et les distinguos.

En cela, mais en cela seulement, vous cédez, Monsieur, à ce travers, lorsque dans votre Discours, vous affirmez : « Un poète doit être obscur. »

Comment voulez-vous que la nouvelle critique ne s’entre-dévore pas ?

Elle n’est d’accord que sur trois choses : Soyez actuels. Soyez jeunes. Ou soyez morts.

Soyez actuels, c’est-à-dire, laissez des « documents ». Exaltez la beauté du temps présent ou ratiocinez sur elle. En tous cas délivrez des messages.

Ernest Hemingway n’était pas de cet avis, qui me disait un jour : « Moi, quand je veux envoyer un message, j’appelle Western Union. »

Soyez jeunes !

Un spirituel chroniqueur du Fiparo1 constatait ces jours derniers : « À l’époque où un Prix Nobel et un jeune homme, qu’on jouera peut-être bientôt au théâtre de Poche, disposent de la même surface pour développer leurs angoisses métaphysiques, tout se passe comme si il n’y avait que deux façons sûres d’intéresser ses contemporains : une grande œuvre ou pas d’œuvre du tout. »

Reste le « Soyez morts ! »

Feuilletez les gazettes et une constatation s’imposera à vous : si vous voulez qu’on vous consacre de longs articles, soyez Racine, Molière, Corneille, Beaumarchais, Musset, Hugo, à la rigueur Labiche, ou Feydeau et bien plutôt Brecht, Tourgueniev, Tchékhov, Gozzi, Goldoni, Pirandello, mais commencez par mourir.

Il y a heureusement dans ces règles quelque chose de provisoire, de presque déjà dépassé.

Le mieux serait d’en sourire. Jules Lemaître ne disait-il pas, environ 1900, avec un détachement, une ironie et aussi une profondeur, preuves de sa grande sagesse : « La critique des contemporains, c’est de la conversation. »

Vous n’encourrez pas ce reproche.

J’ai parlé de votre éblouissante Lecture de Phèdre. Avec Racine vous aviez le recul suffisant.

Dans la querelle actuelle, votre ancien adversaire, Jean Guéhenno s’en tient « bonnement – je le cite – à l’ancienne critique de Sainte-Beuve, de France, de Thibaudet, qui ne s’enfermait pas prétentieusement en elle-même... Un système ne peut expliquer, continue-t-il, cet être unique qu’est un poète. Il se peut bien que ce poète ne parvienne pas à dire tout ce qu’il veut dire, mais l’effort qu’il fait pour y parvenir est tout ce qui nous intéresse et il est difficile de nous faire croire, comme le voudrait la nouvelle critique, que ce qu’il ne dit pas est plus important que ce qu’il dit. J’imagine l’ébahissement de Racine ressuscité par quelque miracle en lisant le livre de M. Barthes si appliqué à découvrir dans ses tragédies ce qu’il appelle l’homo racinianus. Il ne se croyait pas si savant ».

Jean Guéhenno prend ainsi parti pour vous : vous n’êtes pas de l’école de M. Barthes.

Il est bien vrai que Racine fait entendre des choses lorsqu’il ne dit rien. Certains de ses silences valent toutes les répliques creuses de Baour-Lormian ou de Népomucène Lemercier.

Mais vous préférez – et nous aussi – les choses qu’il dit et qu’il est seul à savoir si bien dire.

En écrivant de Phèdre, vous avez fait vôtre la phrase d’Anatole France : « Un grand critique est celui qui raconte son âme à travers un chef-d’œuvre. » Vous vous êtes probablement dit aussi : Le meilleur moyen d’approfondir un sujet est encore d’en faire un livre. Vous avez approfondi le sujet. Étudiant un poète, vous en avez parlé en poète.

« Racine, vous écriez-vous avec exaltation, porte à leur état de fusion poétique intégrale les matériaux jusque-là rebelles de l’art tragique. Racine est seul, tombé au milieu de son siècle, comme un météore inexplicable, porteur du feu d’un autre monde. Il ne laisse à ses successeurs d’autre voie ouverte que celle de l’imitation... Racine a fait une consommation si totale des ressources de la poésie française qu’il la laisse épuisée pour un siècle et demi. »

Ce siècle de Louis XIV, au milieu duquel Racine est tombé, vous en faites ce tableau saisissant et gracieux.

« Le siècle de Louis XIV a duré vingt ans. Il ne s’étend pas de 1600 à I700, mais de 1660 à 1680. La splendeur d’une génération a rayonné et s’est répandue sur les générations antérieures et les générations qui l’ont suivie. Ces grandes fêtes des sens et de l’esprit qui ont laissé derrière elles des sillages assez durables pour mériter le nom de siècles ne furent, en réalité, que des fêtes, fugitives comme la jeunesse glorieuse qu’elles assemblèrent, dans des jardins brillants de fleurs, de lumières et de femmes, dans les îles de luxe, de beauté, de bonheur, sous des ombrages prédestinés. »

Mais vous atteignez sans doute à la perfection de ce qu’on peut appeler une critique lyrique dans la fulgurante et éclatante comparaison que vous établissez entre Phèdre et Don Juan.

« Phèdre est la proie épouvantée de la même puissance de qui Don Juan se fait délibérément l’associé et dont il éprouve les desseins par une profonde connivence. »

« Phèdre va dans le jeûne, l’insomnie, le délire, un tournoiement de désirs et de remords également impuissants, vers le même sanctuaire interdit dont les pas de Don Juan approchent, égaux et paisibles. »

L’amour porte en lui-même sa récompense.

Cependant, celui que vous portez à Racine vous valut, à vingt-cinq ans, le Grand Prix de la Critique littéraire.

En 1934, l’unanimité se faisait encore facilement.

Jamais prix ne fut plus mérité.

Et vous avez donné raison à vos pairs en publiant, quatre ans plus tard, L’Introduction à la poésie française.

Cette prestigieuse et ébouriffante étude devrait être un des livres de chevet de tout lettré. Néanmoins, il faut la manier avec précaution, car elle est explosive.

Vous m’avez paru croire que la culture était d’abord, et au moins pour moitié, ce qu’il est inutile de lire.

Mais, en supprimant allègrement cette moitié de la poésie française, je crains que vous n’ayez cédé au désir d’épater le bourgeois et au goût du canular.

Quand vous donnez la même place à Sponde et à Latouche qu’à Alfred de Vigny et à Musset, quand vous ne trouvez à sauver, dans La Légende des Siècles qu’un seul vers : « Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été... » quand vous portez au pinacle vingt-deux poètes du XVIe siècle et n’en trouvez à citer que seize dans les quatre siècles suivants – avec deux accessits pour Jean Cocteau et Catherine Pozzi – vous êtes plus amusant que convaincant.

On peut admettre avec vous « qu’aucune époque de notre littérature ne saurait nous être plus fraternelle que le XVIe siècle » et peut-être même « que la fraîcheur, la vigueur et la liberté n’ont été que les moindres vertus de ses poètes, qui nous donnent, avec une prodigalité incomparable, tout ce que nos propres poètes s’efforcent aujourd’hui de reconquérir ».

Mais il est difficile de vous suivre lorsque vous assurez :

« C’est par imposture, distraction ou malentendu que Hugo, Lamartine, Vigny et Musset sont restés les types de l’abondance et de la richesse lyrique », quand vous dites de Victor Hugo qu’il est « d’une splendeur presque toujours vulgaire, impure ou avortée » ou que « les plus populaires des poètes anglais sont les plus grands, tandis que les plus populaires des français sont aussi les plus mauvais ».

On peut se demander si vos opinions de 1938 sont encore vôtres en 1966 et si vous écririez encore : « Les plus grands de nos poètes tournent délibérément le dos à l’histoire et le peuple français leur rend bien leur indifférence », alors que le Livre de Poche tire à des centaines de milliers d’exemplaires les recueils de poésie.

Mais, avec ses partis pris, votre livre reste un stimulant, un aiguillon, un ferment et un tison.

Une langue souveraine et une syntaxe incorruptible en font un authentique chef-d’œuvre de pénétration, sinon d’impartialité.

Des lettres pures, vous passez délibérément à l’étude de la société.

Vous écrivez Mythes socialistes en 1936, Au-delà du Nationalisme en 1937, La France, la Guerre et la Paix en 1941, Violence et Conscience en 1945, Arrière-Pensées en 1946, Langages en 1947, La Pensée marxiste en 1948, La Face de Méduse du Communisme en 1952.

Dans une époque moins troublée que la nôtre, vous vous seriez, Monsieur, peut-être contenté d’être un écrivain de l’art pour l’art. Mais le « jeune homme en colère » des années 30 trouvait « dans les menaces extérieures, les subversions possibles, l’affaiblissement de l’armature sociale » trop de raisons d’entretenir cette colère.

« Vous ne laissiez pas de montrer, dit judicieusement Henri Massis, qui vous découvrit, que nous étions entrés dans une des phases critiques de la civilisation et que cette « crise » était le commencement d’une crise définitive, d’une crise cruciale qui ne donnait pas le temps de se livrer aux jeux subtils et puérils où l’on s’était, depuis dix ans, égaré. Il s’agit, disiez-vous, il s’agit pour l’homme de retrouver un univers humain. L’essentiel, voilà ce qui a manqué pendant dix ans et ce qu’il nous faut retrouver... Nous sommes las de ce qui n’est pas éternel... »

Ce goût de l’essentiel vous incita – l’expression est de vous – à « ouvrir le procès des institutions ».

Racine, dans Les Plaideurs, vous l’avait pourtant expliqué en alexandrins : « Rien n’est pire qu’un procès. »

Celui-ci faillit bien causer votre perte.

Recevant votre maître, Charles Maurras, votre sage prédécesseur, Henry Bordeaux, lui disait, avec une nuance de reproche : « Logicien impitoyable, la raison vous entraîne au-delà de cette mesure qu’elle enseigne. »

Cette remarque, je pourrais vous la faire : Vous avez, vous aussi, été victime de vos raisonnements.

Malgré vos chroniques militaires à L’Action française et au Figaro qui étaient souvent un peu oppositionnelles, malgré les difficultés de censure que vous faisait le gouvernement de Vichy – et auxquelles vous échappiez avec une habileté et une souplesse qui vous avaient fait surnommer " l’anguille " – vos articles vous avaient cependant valu l’embarrassante admiration d’Ernest Junger.

Que ne s’était-il alors souvenu de ces phrases de vous autrement admirables : « Le Français est adossé à la France... Nous ne sommes pas nés pour subir. Il nous reste au moins une force : cette force est le refus. »

Dans l’Introduction à la Poésie française, vous faites une grande place au poète tragique Robert Garnier, que vous n’hésitez pas à comparer à Shakespeare et que vous considérez comme « un des génies les plus éclatants, les plus libres et les plus divers de nos lettres ».

Cet enthousiasme vous amena à entreprendre l’adaptation de son Antigone.

Ce n’était pas une mince besogne, cette tragédie ne comportant pas moins de trois mille vers.

Vos débuts dans l’art dramatique furent ceux de tout metteur en scène actuel. Vous vous êtes livré à leur occupation favorite : faire des coupures.

La pièce ainsi adaptée fut représentée, par les soins de Pierre Frank, en mai 1944, au théâtre Charles de Rochefort.

Une comédienne fine, intelligente, extrêmement douée, de haute culture, énergique et sensible, Marcelle Tassencourt, en interprétait le rôle principal.

Le succès modéré de la tragédie de Garnier n’eût pas suffi à faire de vous un dramaturge.

La tentation d’écrire pour le théâtre vous est venue – comme viennent toutes les tentations – d’une femme : la vôtre. Marcelle Tassencourt était devenue Mme Jacques Talagrand, tout en restant, manifestement et avec éclat, Marcelle Tassencourt.

L’adaptation est un genre dans lequel vous réussissez à merveille.

Tout vous sert : Votre culture, votre curiosité, votre goût de la transposition, votre habitude des versions grecques et latines et, pardessus tout, votre paresse.

Vous ne me l’avez pas caché.

« Les adaptations dans ma carrière sont une sinécure. Je musarde... C’est un travail amusant, un travail qui n’en est pas un. »

Vous vous êtes beaucoup amusé, puisque vous donnez d’abord une adaptation du Procès à Jeanne d’Arc, que vous faites représenter sur le parvis de la cathédrale de Rouen en 1949 et que le Vieux Colombier reprend en 1950.

Suivent des Antigone, des Œdipe-Roi, des Procès à Jésus, des Prince d’Égypte, des Macbeth et des Mégère apprivoisée, qui attestent une connaissance parfaite des auteurs, le respect profond de leurs intentions, et les libertés, cependant scrupuleuses, d’un admirateur.

Vous adaptez aussi la Condition humaine, d’André Malraux.

Certains esprits chagrins vous ont accusé de vous être fait à cette occasion le chevalier de la circonstance.

Il n’en est rien, puisque votre Condition humaine est de 1954 et que la culture française ne bénéficie de la sollicitude d’un Ministre que depuis 1958.

La culture, à cette époque, n’était pas encore administrée.

Elle l’est maintenant, comme les derniers sacrements.

Vous avez écrit au moins sept pièces originales : La Course des Rois en 1947, Jeanne et ses Juges en 1949, Le Profanateur en 1950, La Maison de la Nuit en 1953, Le Signe du Feu et Le Sexe et le Néant en 1960.

Il vous fallut attendre La Maison de la Nuit pour connaître un vrai grand succès.

Toujours l’estime, toujours le respect, jamais l’enthousiasme.

Quand un critique écrit : « C’est cette ligne méthodique, ce mouvement puissant et grave de flux et de reflux qui constitue l’invention dramatique de celui qui a composé et conçu cette œuvre d’une haute musicalité » et s’il ajoute surtout que « la pièce est un noble oratorio » la hauteur même des compliments décourage le public. Il sait à quoi s’en tenir.

Quand un autre critique estime que : « ... La langue du Profanateur est belle ; sa construction, d’une très grande sûreté. Peut-être pourrait-on dire que le genre de qualité même du Profanateur trace sa limite », il est rare que les spectateurs se battent autour des guichets...

Or, vous l’avez constaté avec mélancolie : « Au théâtre, on ne peut guère attendre le succès. Il faut qu’il vienne très vite. L’auteur attend le verdict du critique influent, le lendemain de sa générale, un peu comme le gladiateur dans l’arène, au terme du combat, attendait que le pouce de César se levât ou s’abaissât, pour la vie ou pour la mort. »

Je crois savoir ce qui vous a empêché, provisoirement, d’être reconnu pour le très grand auteur dramatique que vous êtes, que vous serez encore.

Je crois que c’est votre admiration pour Robert Garnier et pour Jean Racine.

La nécessité d’écrire très bien et de travailler dans le sublime vous a nui. Vos premières pièces, comme toutes celles de Brasillach, témoignent d’une intelligence et d’un instinct étonnant de la chose théâtrale.

Toutefois, Jean Anouilh l’explique lumineusement dans sa préface au théâtre de votre ami : « Comme la Jeanne de Péguy, ou l’Abbesse de Jouarre de Renan, ce sont des exercices littéraires, d’esprit extrêmement brillants, capables de faire leur la forme théâtrale, mais de leur table de travail, le vrai domaine réservé de leur génie restant ailleurs. »

« Je ne crois pas, pour être franc, continue Jean Anouilh avec une clairvoyante tendresse, que Brasillach était une vraie « bête de théâtre » comme on dit assez niaisement. Il y a des bêtes de théâtre de génie, il y a des bêtes de théâtre de talent, il y a des bêtes de théâtre bêtes, tout simplement, mais toutes ont ce trait commun, de Shakespeare au dernier vaudevilliste : elles font partie de la ménagerie. »

Vous êtes resté longtemps, Monsieur, – et je vous en demande bien pardon –sans faire partie de cette ménagerie-là.

Maintenant, ça y est : vous en êtes.

Depuis La Maison de la Nuit.

Rien n’est plus utile à un auteur qu’un vrai succès. Il lui fait comprendre l’importance du public.

Tant qu’il n’est admiré que par ses confrères, l’auteur n’a que trop tendance à considérer le public comme une quantité négligeable.

Les spectateurs jouent dans notre métier le rôle le plus important. C’est pourquoi Yves Mirande avait le droit de répondre justement à un directeur qui observait mélancoliquement : « Le public déteste votre pièce... »

– Qu’en savez-vous ? Il ne vient pas !

La plus cruelle manifestation de désapprobation du public, c’est son absence.

Comme dit Marcel Pagnol : « Il vaut mieux que la salle soit louée que la pièce. »

Le succès de La Maison de la Nuit vous a fait ressentir cette nécessité. Il ne s’agit pas de s’abaisser pour plaire, mais d’essayer de se faire entendre.

En ceci, l’action de votre femme aura été déterminante.

Vous avez vécu dans le théâtre. Vous avez travaillé avec et pour des comédiens. Alors, inévitablement, vous avez été fasciné par la magie de notre univers de toile et de bouts de bois.

Depuis 1953 vous savez le prix d’une improvisation organisée.

Le critique Thierry Maulnier, qui vous jetait dans les roues les bâtons de son érudition et de ses préceptes, vous l’avez muselé.

Vous ne l’autorisez plus à vous harceler de ses conseils :

– Ce n’est pas cette scène que tu devrais faire...

– Ceci n’est pas dans les règles...

– Qu’est-ce que Racine penserait de toi ?...

Depuis 1953, vous vous demandez plutôt ce que pense le spectateur du vingtième rang – car vous êtes bien décidé à ce qu’il y ait au moins vingt rangs de spectateurs.

Vous avez fait taire aussi le littérateur qui vous incitait à trousser des couplets et à balancer de belles périodes.

Les belles phrases au théâtre ne font pas nécessairement de bonnes répliques.

Le dialogue n’est pas non plus de la conversation enregistrée.

La scène exige à la fois un grossissement et des raccourcis.

Le dialogue de théâtre s’apparente bien plutôt à la légende des dessins humoristiques.

Forain était sûrement un grand auteur dramatique en puissance, qui fait tenir une vie conjugale en deux lignes :

Une vieille dame dit à un vieux monsieur :

– Espèce de cocu !

Il se contente de répondre :

– Oh ! plus maintenant !

Quelle tragédie !

Un mot suffit souvent à dépeindre un personnage. On sait tout d’Hermione après : « Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? »

Tout d’Harpagon après : « Je vous prête le bonjour. »

Une femme adultère ne dira jamais rien de plus extraordinaire que la Madame Plantarède, de Georges Feydeau.

Surprise par son mari dans le lit d’un autre monsieur, elle s’écrie, avec une indignation sincère :

– Mais enfin, mon ami, qu’est-ce que tu vas encore t’imaginer !

Certains auteurs croient qu’il faut être spirituel à tout prix. Je crois pouvoir dire que c’est une erreur.

Maurice Donnay déclarait : « Une succession d’éclairs ne fait pas la lumière. »

Vous savez tout cela depuis dix ans. Aussi les critiques ont-ils changé de ton.

Paul Gordeaux dit maintenant : « Le dialogue de Monsieur Thierry Maulnier abonde en traits qui vont loin et en répliques qui portent dru. »

Marcelle Capron : « Cette comédie a un accent profond et qui ne s’oublie pas. Le grand rire de réaction qu’elle déchaîne, s’il nous empêche d’en trop sentir la férocité, ne nous empêche pas d’en goûter la qualité, de nous émerveiller de ses trouvailles, de son dialogue, de son humour, de ses mots. »

Et le redoutable, mais juste Jean-Jacques Gautier, vous décerne ce bel éloge : « Thierry Maulnier est le caricaturiste lucide des causes perdues. »

Vous avez si bien été envoûté, Monsieur, par le théâtre, que vous ne vous êtes plus contenté de rester derrière un portant, à écouter vos répliques plus ou moins bien lancées par les comédiens.

Vous en êtes sorti pour vous installer à l’avant-scène.

Vous ne vous êtes pas encore aventuré à diriger une de vos œuvres. C’eût été prendre trop de risques à la fois.

Vous avez préféré entrer dans cette nouvelle carrière en travaillant sur l’œuvre d’un de vos grands aînés, auquel votre inexpérience ne pouvait pas porter tort.

Racine était votre homme.

On joue toujours les mêmes pièces de lui : toujours Andromaque, toujours Bérénice, toujours Britannicus, toujours Bajazet, toujours Iphigénie, toujours Esther ou Athalie. Vous ne pouviez le servir qu’en portant au théâtre l’une de ses deux pièces méconnues.

Plutôt que sur La Tragédie d’Alexandre, vous jetâtes votre dévolu sur la Thébaïde ou les frères ennemis.

C’est une bonne pièce, solidement charpentée, pas à la façon de la Tour Eiffel, à celle plutôt de Notre-Dame de Paris.

Les caractères des personnages, tout féroces et linéaires qu’ils soient, sont intéressants.

Votre goût, votre amour pour l’auteur et votre adresse ont suppléé à votre manque d’expérience. Et votre mise en scène, Monsieur, valut à Jean Racine une presse excellente.

Voilà une discipline dans laquelle votre paresse va trouver un nouvel emploi.

C’est aussi cet amour du théâtre qui vous a poussé à faire campagne pour sauver l’ambigu.

S’il est encore debout, c’est à vos efforts qu’il le doit.

Vous ne le savez peut-être pas, Monsieur, mais je ne partage de vos opinions que l’admiration nuancée que vous porter à la Troisième République.

Votre discours dépose en sa faveur.

Personne ici n’ignore cependant de quel cœur vous l’avez combattue.

Mais, comme vous le soulignez fort bien, nous pouvons la juger aujourd’hui à plus grande distance, en disposant de nouveaux points de comparaison. Et vous vous demandez avec raison si elle méritait toute l’aversion que vous aviez alors pour elle.

Vous avez témoigné, Monsieur, avec force et talent, contre votre temps.

Je ne suis pas à même de porter sur votre philosophie politique un jugement autorisé.

Mais le tableau que vous avez brossé dans votre Discours de l’œuvre d’Henry Bordeaux, de lui-même et de l’époque dans laquelle il a vécu, prouve surabondamment les dons éclatants du grand manieur d’idées générales que vous êtes.

Vous avez trouvé le mot clé de son œuvre : ce que l’auteur a défendu, c’est ce qu’il aimait : la terre, la maison, la province, le pays, les liens qui unissent l’époux à l’épouse et les parents aux enfants.

Henri de Régnier, de la place où je suis, recevant Henry Bordeaux, lui disait déjà à peu près la même chose : « Vous avez témoigné, Monsieur, d’un sentiment très vif de la continuité de la vie et c’est cette continuité de la vie que vous avez tenté de rendre en tâchant à écrire le roman dans le temps, qui est le roman des générations, au lieu du roman dans l’espace, qui est le roman de mœurs des gens vivant à la même époque. Il y a toujours plusieurs générations dans vos livres. Vos personnages viennent du passé et ils ont des enfants qui signifient l’avenir. Ils ne sont pas des individus isolés, ils font partie de la chaîne humaine. »

Henri de Régnier signalait aussi que votre prédécesseur avait été, à dix-neuf ans, le plus jeune avocat de France ; à vingt-cinq ans, le plus jeune maire de France ; à quarante-neuf ans, le plus jeune académicien français.

J’ajouterai à quatre-vingt-treize ans, le plus jeune en même temps que le plus ancien des gentilshommes de plume.

Il a donné des lettres de noblesse à notre qualité d’immortels.

Il avait composé, vingt-trois ans avant sa mort, une petite prière de septuagénaire d’une élévation et d’une simplicité merveilleuses : « Mon Dieu, accordez-moi une vieillesse saine, laborieuse et bienfaisante. »

Dieu l’a exaucé : sa vie tout entière a été laborieuse. Elle a été bienfaisante aussi.

René Huyghe l’a démontré victorieusement. « Cet homme, a-t-il déclaré, que d’aucuns voulaient rendre solidaire d’une époque révolue et de ses idées qu’on jugeait dépassées a toujours réussi à deviner les grandes valeurs nouvelles. D’un regard calme et sûr, il a reconnu Proust, Claudel, Mauriac, de même qu’il a tenu à contribuer à l’élection parmi nous d’Henri de Montherlant ».

Henry Bordeaux a eu tous les honneurs, toutes les gloires.

Mais ne se croient arrivés que ceux qui n’espèrent pas aller plus loin. Il allait toujours plus loin.

À quatre-vingt-dix ans, il écrivait un de ses chefs-d’œuvre, un livre preste, ironique et charmant, Quarante ans chez les Quarante.

Sa fille Paule, qui a hérité de ses dons, nous a confié : « La jeunesse est donnée aux uns jusqu’à la fin, refusée aux autres dès l’adolescence. Ce don merveilleux a été accordé à mon père : jeunesse du cœur, curiosité insatiable de l’esprit et des yeux, faculté de s’enthousiasmer, de s’indigner, de se passionner, jeunesse du cœur et jeunesse de l’âme. »

La plupart des admirateurs d’Henry Bordeaux ne connaissent de lui que le romancier. Comment les en blâmer, puisque dans Les Auteurs juges de leurs œuvres, il n’avait pas hésité à écrire : « Mes romans sont trop nombreux pour que je les commente. »

Pierre Benoît s’en est chargé dans une remarquable étude qu’il lui a consacrée : « Du véritable romancier, il possède les deux vertus éminentes : la fécondité et la vie, la vie c’est-à-dire cette puissance mystérieuse qui lui permet de saisir son lecteur par la main, de le conduire où il veut, de ralentir sa marche et de sentir la marche de l’autre qui se ralentit, d’aller plus vite et de sentir qu’il va plus vite et de ne lui rendre enfin sa liberté que là où il a décidé de l’amener, vaincu, brisé, reconnaissant. »

Henry Bordeaux avait pour son métier d’écrivain plus qu’une vocation, un culte. « Je suis entré dans la littérature, disait-il dans son discours de réception, comme on entre dans les ordres. »

Il ajoutait : « Il faut rendre à ce grand mot de littérature trop souvent profané son plein sens. On a osé le confondre avec le verbiage, la rhétorique, quand il est appropriation, justesse des pensées, probité de la langue, raison, grâce et lumière. »

Aussi a-t-il pris grand soin de ne pas fourvoyer les esprits et les âmes.

On a beaucoup parlé de sa droiture et de sa dignité. Notre dignité n’est pas seulement ce que nous faisons, mais ce que nous comprenons.

Vous l’avez dit, Henry Bordeaux a merveilleusement compris son époque, une longue époque qui va de 1890 à 1963.

On a beaucoup attaqué son œuvre et, il faut bien le reconnaître, en l’accusant d’être avant tout morale.

Mais nous savons depuis Oscar Wilde que l’on accuse d’immoralité ou d’excès de moralité les écrivains que l’on veut perdre.

C’est le cas aujourd’hui, où la moralité est hors la loi

La santé de l’écrivain, celle qui permet de peindre la vie avec des couleurs claires, a mauvaise presse.

On a tant étudié de monstres, on en a tant fait de héros de romans, que l’homme de bien, l’honnête homme de Molière, est lentement devenu une espèce de monstre.

Henry Bordeaux, lui, disait : « Que voulez-vous ? Si j’ai peint des braves gens, c’est que j’en ai connus ! »

Aux forces qui dissolvent, il a préféré celles qui conservent.

Mais les mots de patrie, de famille, d’honneur, de probité, de sacrifice, de pureté sont devenus hors d’usage et l’œuvre d’Henry Bordeaux a paru en souffrir momentanément.

Évidemment, dans ce monde nouveau que vous avez si bien décrit, Monsieur, l’héritage que votre prédécesseur avait reçu et qu’il a transmis semble perdu.

Mais si l’on en croit sa prédiction de 1960, le monde d’Henry Bordeaux n’est pas mort, un monde où la possibilité du bonheur venait de ce qu’on en avait le désir et le goût.

« Un jour ou l’autre, pronostiquait-il, il arrivera que ce monde nouveau, lassé du bruit, de l’industrie des villes, redécouvrira le silence, la demeure cachée dans les bois, la marche à pied, la pérennité des champs et le sens de la famille. J’ai confiance en mes livres qui célèbrent la Maison, symbole de la durée sur le même sol... et dont les générations nouvelles auront la nostalgie. »

Il terminait par cette petite phrase : « Puissions-nous être suivis et dépassés. »

Son vœu sera réalisé. Comme le disent vos amis, les alpinistes, qui étaient aussi les siens : « Où il y a une volonté, il y a un chemin. »

  1. Paul Guth.
  2. Jardin.
  3. Ph. Bouvard.